Une collaboration difficile [Jesse]

Quand je me suis levée ce matin, j'ai senti que je rechignais moins à l'idée d'aller installer ces salles avec Keats. Okay, elle et moi, ce n'était pas encore la grande amitié, de toute façon, comme il me le fait lui-même remarquer, personne n'arrive à la cheville de Noah! Mais quand même, je dois avouer que ma collaboration avec Yeshe donne naissance à de drôles de situations. C'est donc un peu pensive et toujours la tête dans le cul que j'arrive devant la salle 101, où on se retrouve maintenant chaque matin depuis 3 jours. Elle est déjà là alors je la salue d'un sourire, ce qui prouve que notre relation a bien évoluée depuis la première fois qu'on s'est rencontré. Ce dirlo est peut-être pas si con en fin de compte...

Lorsque ma compagne d'infortune arrive, c'est avec un sourire que nous nous saluons... quel changement !

Nous entrons dans la salle et nous mettons à l'oeuvre dans une sychronisation parfaite... A croire qu'on a fait ça toute notre vie ! ... oui bon, je sais, il ne s'agit que de mettre des chaises en place... mais tout de même, sans même s'être parlées, on a réussi à instaurer un fonctionnement plus qu'efficace... ça me surprend moi-même.

Après quelques minutes, je décide de tenter une nouvelle conversation. Celle de la veille s'est trop vite interrompue à mon goût. J'ignore si Jesse sera d'humeur à parler, j'avoue qu'en général, moi-même je préfère rester dans le silence au réveil. On verra bien.

- Qu'est-ce qu'il lui est arrivé à ton ami Noah ?

Bon, ok, j'aurais peut-être du poser une autre question... Dès le départ, j'avoue que c'est un peu brut de décoffrage... Mais enfin, je suis comme ça, un peu brutale sur les bords et j'ai trop de mal à contenir ma curiosité.

- J'ai entendu qu'il a été en salle d'isolement, dis-je pour préciser ma question et la rendre peut etre un peu moins agressive.

On s'est attelé à la tâche. On s'en sortait étrangement bien, très synchro. Etonnant pour deux filles qui étaient prêtes à se taper dessus quelques jours auparavant, n'est-ce pas? J'ai remarqué qu'elle mourrait d'envie d'engager la conversation, mais le matin... je n'engage rien. Alors j'ai attendu patiemment. Et elle a posé une drôle de question pour engager la conversation! Je dois avouer que je ne m'attendais pas du tout à ça! J'ai dû rester bouche bée quelques instants avant de me reprendre pour me racler la gorge.

Euh... Il a... comment dire...

J'étais un peu gênée d'avoir à parler de Noah sans qu'il soit là avec quelqu'un que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam en plus... Du coup j'ai réfléchi un peu avant de répondre.

Il avait oublié de prendre sa prescription.

C'est court, c'est concis, c'est nett, c'est vrai. Okay, ça ne lui expliquera peut-être pas tout mais je n'en ai ni trop dit, ni pas assez...

Comme je le pensais, ma question l'a un peu surprise. Je me serais attendu à ce qu'elle m'envoie promener, enfin, j'aurais compris qu'elle le fasse en tout cas. Mais au lieu de ça, elle m'a répondu. Certes pas dans le moindre détail, mais elle l'a fait. Est-ce qu'un jour ses réactions cesseront de me surprendre ?

- Oh.

Elle ne semble pas vouloir m'en dire plus et je ne vais pas la pousser dans ce sens. Je m'estime déjà satisfaite de cette réponse. Non, plutôt que d'insister, je préfère lui poser une autre question. (C'est qu'elle éveille ma curiosité ! Je crois bien que personne ne m'a jamais autant intrigué)

- Ca fait longtemps que vous vous connaissez tous les deux ?

J'ai bien compris que Noah était important pour elle, et je suis surprise de la voir aussi liée à quelqu'un. J'espère en apprendre plus sur elle par lui.

On continuait de ranger la salle. Je crois qu'elle a compris le message car sa deuxième question s'est faite moins gênante. J'y ai donc répondu plus à mon aise.

Depuis que je suis là, ou pas loin.

J'ai affiché un élger sourire en pensant à notre première rencontre. Je l'avais frappé!

Mais la première fois qu'on s'est vu... c'était pas l'amour fou!

J'ai souri... tiens, bizarrement ça ressemble à une autre situation...

Elle m'avoue que sa première rencontre avec Noah était loin d'être une réussite, et je ne peux m'empêcher de rire.

- Vraiment ? Ca me surprend, dis-je avec ironie. Et qu'est-ce qui a fait que vous vous soyez lié d'amitié finalement ?

Peut-être percerais-je ainsi le mystere de cet étrange revirement de situation qui m'échappe encore ? C'est un art dans lequel elle semble exceller.

Elle a émi un léger rire et ça m'a fait sourire. Comment Noah et moi nous étions nous liés? J'ai souri. Encore une fois, mes fidèles cigarettes m'avaient porté secours!

Un jour, j'avais plus de clope... il fumait, je suis allée le voir, un peu à contre coeur faut le dire! Et finalement on a parlé et ça a donné ce qu'on est aujourd'hui... Comme quoi, il n'en faut pas beaucoup!

J'ai souri de nouveau. Si j'avais su ça quand je l'ai frappé...

Là, comme ça, au milieux de cette salle de cours déserte, avec la miriade d'étoiles qui danse dans ses yeux rien qu'à la pensée de ce garçon, je la trouve terriblement touchante.
Je lui adresse un sourire sincère. Contrairement à ce qu'elle laisse croire, elle a en elle probablement plus d'humanité que n'importe qui d'autre ici. Je me dis que, finalement, cette punition n'était pas une si mauvaise chose...

Elle m'a adressé un sourire, un vrai sourire, de ceux qui vous réchauffent le coeur. Etrange quand on sait que Keats et moi, on ne se connaît pas. Son sourire me touche. Mais vraiment. Alors je lui souris à mon tour. Peut-être que quelque chose d'autre pourrait naître de nos discussions aux apparences banales... qui sait?

L'habituel surveillant entre dans la salle à ce moment là pour voir où nous en sommes.

- Mais que vois-je ? Nos deux meilleures ennemies seraient-elles entrain de sympathiser ?

Comme il dit cela, se dessine sur son visage un sourire moqueur. C'est fou ce que je déteste ce type. Je l'ai toujours détesté. Il fait parti de ces surveillants dont on voit au premier coup d'oeil qu'ils méprisent les jeunes du Centre. De ceux qui ont leurs têtes préférées et qui n'hésitent pas à en faire baver les autres pour prouver leur suppériorité.
Pour lui, il est inconcevable d'avoir des problèmes comme les notres, et il ne cherche d'ailleurs pas à nous comprendre. Avec un esprit aussi étroit que le sien, je me demande bien ce qu'il fiche dans ce centre...

Le surveillant passe, comme d'habitude et fait une remarque désobligeante, comme d'habitude. Je grimace et place une dernière chaise.

Viens Keats, on a l'autre salle à faire!

Je choppe mon sac et fais signe à Keats de me suivre.
Je passe devant le surveillant avec un large sourire ironique. Dans ton c*l, chéri!

Jesse m'invite à la suivre dans la salle voisine, et je ne me fais pas prier. Depuis le couloir, on entend ce type marmoner des choses probablement très peu sympathiques à notre encontre. Mais que peut-il faire de plus ? Rien. Il n'a aucune arme contre nous, nous n'avons strictement rien fait de mal, personne ne peut décemment être puni pour avoir souri à un surveillant. Au fond, c'est peut être ça qui le frustre le plus, ne pas trouver de motif de nous coincer.

C'est étrange cette force que je ressens tout d'un coup. C'est comme si l'on était Jesse et moi "contre les imbeciles" comme dirait Bernard Werber... Cette idée me plait, j'ai pour la première fois l'impression d'être un peu plus que moi seule contre le reste du monde.

Nous finissons de préparer la dernière salle, et, 5 minutes plus tard, la cloche raisonne... Back to school...

Elle me suit pendant que le surveillant marmonne dans son coin. C*nnard, je ne l'ai jamais aimé de toute manière. Il n'a que Nathalie qui soit sympa comme adulte dans ce centre! Et je ne la vois pas souvent! Enfin, vaut mieux pas d'ailleurs! Bref, on se dirige vers l'autre salle et in la termine en moins de deux. Si vite, que lorsque la cloche sonne nous retrouvons un peu surprises d'avoir été si efficaces. On se regarde, c'est l'heure de se séparer pour aller en cours. Cette collaboration évolue au fil des jours et même si Keats ne m'a pas raconté grand chose sur elle, je me sens plus proche d'elle. Etrange, n'est-ce pas? Je lui adresse un sourire sincère, comme celui qui m'avait réchauffé le coeur quelques minutes plus tôt.

On se voit demain! Même heure, même endroit!

Un petit clin d'oeil chaleureux et je quitte la pièce, plus légère que lorsque j'y suis entré deux jours auparavant. J'en viens même à me dire "Vivement Demain!". Dingue, non?

Avant de nous séparer, Jesse m'adresse un sourire que je ne lui connaissais pas et qui me réjouis plus que je ne saurais le dire. Je le lui retourne avant de lui dire "à demain".

Malheureusement, le reste de la journée ne s'est pas déroulé aussi bien qu'elle avait commencé. Lors de mon rendez-vous privé avec mon psy attitré, il a fallut que je me replonge dans mon passé et il n'en est sorti que souffrances. Après ça, je n'ai trouvé d'autre sollution que de finir dans la salle de bain pour me taillader un peu les bras (oui, je peux être très ado-mélodramatique des fois). Mais cette fois-ci j'y suis allée si fort que j'ai bien failli y rester. Heureusement (ou malheureusement, je n'arrive pas trop à savoir...) Théo est passé par là à ce moment pour me venir en aide. C'est donc grâce à lui (ou à cause...) que je suis là en ce nouveau matin de corvée.

Je ne suis pas trop dans mon assiette. Je me sens encore bien faiblarde de la quatité de sang que j'ai perdu hier et des repas que je n'arrive pas à avaler depuis.

Jesse arrive, et je ne sais pas pourquoi, la voir me redonne un peu de courage. Je souris sans même m'en rendre compte.

Lorsque j'arrive pour une matinée de plus en compagnie de Keats, je remarque qu'elle semble moins en forme que ces derniers jours. Un peu surprise et un peu inquiète je me décide à lui poser la question.

Salut... ça n'a pas l'air d'aller...

Oui je sais, il faut avoir un sens de l'observation particulièrement développé pour s'en rendre compte...

Jesse remarque immédiatement que je ne suis pas dans mon assiette. C'est fou ça, on ne se connait pas depuis longtemps, mais cette fille semble déjà tant connaitre de moi ! Il y a entre nous quelque chose que je n'explique pas, quelque chose qui ne s'explique pas.

Sa question me fait sursauter et, sans doute par réflexe conditionné, je cache brusquement mes poignets derrière mon dos. Puis je réalise que tout ceci est ridicule. Je suis sans doute en face de la seule personne au monde qui puisse me comprendre sans me juger. Alors, non sans une petite gène, je soupire et ramène mes bras devant moi en baissant le regard.

- Disons que... j'ai fais comme une bêtise hier...

Après quoi je soulève mes manches pour la laisser constater par elle même, sans oser rencontrer son regard.

Quand je pose ma question, elle se met automatiquement sur ses gardes. Ca me refroidit un peu, moi qui croyait que notre relation avait évolué. Fianlement elle se résigne, gênée et me montre ses poignets. Je grimace légèrement, ce n'est pas comme si c'était la première fois que je voyais ça, mais je devais avouer que de le voir sur Keats m'atristait un peu. J'ai relevé les yeux vers elle, pas gênée, mais désolée pour elle.

Lorsque j'ose enfin la regarder dans les yeux, ce n'est pas de la pitié que je lis dans son regard, mais de la compassion. Elle est la première personne à qui je montre volontairement mes cicatrices et qui ne part pas en courant ni ne me traite de folle.
Je ne me sens pas plus à l'aise pour autant, son silence me trouble. C'est vrai quoi, c'est Jesse Lewis, la fille qui n'a pas la langue dans sa poche, et elle reste sans voix !
J'abaisse alors doucement mes manches et me racle un peu la gorge.

- Je sais, ce n'est pas très malin... dis-je alors.

Je souris légèrement et me décide à lui répondre. C'est pas mon genre de rester sans voix avec quelqu'un d'autre que Nono!

Ca c'est sûr... Mais tu ne vas pas recommencer de toute façon alors la question est réglée!

J'avais dit ça en imitant le ton de voix d'une bonne maman, à moitié rieuse, à moitié sérieuse.

Le ton sur lequel elle m'a répondu m'a fait rire. Je ne m'attendais pas à une réponse du genre, et je dois avouer que j'apprécie. D'ordinaire, lorsque le sujet de ma scarification est abordé, il y a toujours une pression malsaine qui s'installe, que ce soit entre moi et ma famille, moi et mes médecins, moi et les rares personnes en qui je n'aurais pas du avoir confiance.
J'ignore avec quelle magie elle est parvenue à détendre ainsi l'atmosphère, mais je lui en suis reconnaissante.
Je ne sais pas trop si elle attend une réponse sincère ou pas. Alors je décide de répondre sur le même ton, avec humour mais sur fond de vérité.

- Oh non !! Pas de si tôt en tout cas, c'est sûr !

Y a intérêt mademoiselle! Je compte pas me taper les corvées toute seule!

Je lui ai tiré la langue. Les corvées je m'en foutais, mais on était parti sur la rigolade. Je suis entrée dans la salle pour commencer à bosser, on était là pour ça à la base!

Jesse est entrée dans la salle 101 et a commencé à installer les chaises.
Je la rejoins, l'esprit plus léger d'un coup.

Nous tirons, soulevons, poussons, déplaçons, comme d'habitude. Il y a juste que je souffre un peu plus que d'ordinaire... je suis bien punie !
Et tandis que je souffle, je réalise que jamais Jesse ne m'a demandé pourquoi je suis là. A-t-elle soupçonné que ce n'était pas quelque chose d'évident à dire ? Pourtant, s'il y a bien une personne à laquelle je serais capable de tout raconter, c'est bien elle.
Peut-être aussi tout simplement qu'elle ne veut pas se méler des malheurs des autres, et elle en aurait bien raison.

On installait tout, comme d'habitude. Je lui lançais quelques regards et ai fini par remarquer que ses cicatrices ne l'aidaient pas niveau effort. Ca devait lui faire mal, elle était déjà blafarde. J'ai donc proposé une petite pause histoire de souffler. Avec tout ça, je ne lui avais pas demandé pourquoi. Honnêtement ça ne m'était venu à l'esprit. Si elle avait voulu m'en parler, elle l'aurait fait, non? Peut-être qu'il faut que je fasse ma curieuse... À méditer.

J'ai de plus en plus de mal à suivre le rythme de Jesse. Je crois qu'elle l'a remarqué, parce qu'elle me propose de faire une petite pause. Ce n'est pas de refus.

- Je fais tellement peine à voir ? lui demande-je avec un petit sourire ironique.

Je m'asseois en tailleur au sol et prend appui sur mes bras derrière moi en grimassant légèrement lorsque mes plaies me tirent. Ce n'est pas comme si c'était la première fois...

Je souris en m'asseyant à ses côtés, en tailleur également.

Tu ne fais pas peine à voir mais je préfèrais éviter que tu tombes dans les pommes. On croirait que je t'ai assomé après... Pas que ça me dérange qu'on croit ça, mais c'est mauvais pour moi si je compte essayer de sortir d'ici un jour!

Je lui adresse un nouveau petit sourire encourageant et me décide à faire ma curieuse.

...pourquoi...?

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